lundi 2 juillet 2007

K-B / ép. 4 - Premiers morcellements de la Réalité

Khara-Bataar sursaute. Il est face contre sol, le visage brouillé de poussière. Ses dents en crissent : de combien de songes va-t-il s’ébrouer ? De combien d’hallucinations être tiré ?

Et pour l’heure, s’agit-il d’un rêve ou de la réalité ? Et de quelle réalité ?

Quelque chose lui pèse énormément, une chose dont il doit se souvenir absolument, mais qui reste très en retrait, dans un refus de se révéler. Une chose triste à mourir alors même que peu de choses comptent pour lui. Mais cela s’effiloche à grande vitesse.

Il se relève, courbatu, écorché. Il reconnaît la grande caverne basaltique. Une lueur dont il ignore la provenance baigne les abords immédiats d’un halo violacé, le reste disparaissant abruptement dans l’obscurité. Un regard circulaire lui permet d’imaginer une forme générale en amphithéâtre, les colonnes s’apparentant à des gradins.

Une sorte de frisson d’air lui remonte le long de l’échine, et l’engage au mouvement. Il n’est pas seul ici, mais ses yeux ne voient rien. L’atmosphère est pétrie par une vibration fortifiante. Il croit être caressé, ou appelé, ou entraîné. Soudain ses pieds se mettent en marche, et son bassin, et son buste. Il est tout entier animé par un courant volontaire et léger. Indomptable et cristallin.

Jusqu’ici tout, pour lui, se passait dans la nuque. Cette nuque butée du taureau prêt à en découdre sans rien entendre. Tout s’achetait par le sang. La victoire. Le respect. L’or. Les femmes. Les villes. Les trônes. Une longue meurtrissure de soi et des autres, pour continuer. Pour assurer la survivance de son personnage cruel.

Maintenant, c’est tout différent. Il ne sait pas vers quoi il court, ni pourquoi. Mais il y court avec la plus grande des déterminations. Désormais plus rien n’est important que de suivre cet ouragan d’aisance qui le possède. Et plus rien ne peut s’y opposer.

Il lui semble entendre des petits cris, à moins qu’il ne s’agisse de rires d’enfants. Pourquoi y aurait-il des enfants ici ? Tout à l’heure, l’histoire d’une seconde, entre deux moments de transe, il se souvient de s’être demandé si cette immortalité dont parlaient les dieux était une figure de rhétorique ou bien un symbole.

Et l’immortalité qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? L’immortalité de quoi ? De l’esprit ? De l’âme ? Du corps ? Un corps qui désormais sera à jamais le même ? Vais-je revenir à mon âge le plus glorieux ? Ou vieillir, puis demeurer ainsi dans un corps de vieillard, pour l’éternité ? L’immortalité a-t-elle un goût ? Procure-t-elle une sensation ? Provoque-t-elle une euphorie ? Confère-t-elle une sagesse ad hoc ? Qu’est-ce qui change ? A quoi a-t-on droit ?

Les questions suppurent alors qu’il s’est engagé dans une galerie, laissant la grotte retourner à son état sans spectateur : un vide béant, sans lumière, sans forme, suspendu, en attente, en latence.

Le prince n’a besoin d’aucune flamme, ni de carte pour courir les boyaux. La distance file à bonne allure. Le paysage oblong et noir n’est pas si monotone. Le bruit des pas se fracasse, trémule, roule, caracole, hérisse, s’éboule. Les murs, de suies deviennent d’un blanc crayeux, certains embranchements étant éclairés par d’étranges globes luminescents. Les parois se dédoublent, se resserrent, s’effilent, se croisent. Il sent une odeur d’humus recouvrir l’intérieur de ses narines.

Le voyage alterne tantôt entre le plein rocailleux et le vide lisse. Plus loin, c’est une poussière stagnante qui se signale. Comme une main inamicale qui vous caresse le dos depuis longtemps ensué. Il débouche soudainement sur un ensemble de salles en enfilade. Il ralentit ses pas et ses yeux suivent un itinéraire compliqué parmi les signes savamment disposés sur les parois.

Il y a là aussi d’importantes fresques figurant des hommes et des femmes d’un royaume qui lui est tout à fait étranger, ainsi que des êtres dont la forme défie l’entendement. En caressant cet ouvrage fin, délicieux et sobre, il pleure de n’avoir pas la science et la sagesse d’en comprendre les secrets.

Ses doigts, en suivant les courbes et les ruptures, redeviennent ceux d’un enfant simplement ravi, et dont la rafraîchissante candeur suffit presque à livrer les énigmes d’une science ardue.

Il est interrompu par une volée inopinée de curieux animaux qui s’enfuient vers un couloir plus clair que les autres. Il reprend alors son chemin d’un pas un peu plus pressé. Pendant de longues minutes, il ne cesse de traquer des petits rires moqueurs qui lui échappent en permanence. Ce dédale lui fait dangereusement perdre l’intuition de son itinéraire pour regagner la surface. Puis, justement, l’image de cette surface semble passer fugitivement devant ses yeux. Il refait lentement un mouvement de tête inverse.

Mais l’image ne se représente pas. Il poursuit sa marche. Et il aperçoit de nouveau cette végétation et cette lumière l’espace d’un clignement. Il s’immobilise. Cherche du regard avec application. Rien. Se remet en mouvement. Image. Alors il constate, phénomène étrange, que c’est son mouvement qui produit l’image. Immobile, il aurait beau chercher, il n’y aurait rien à voir, ni rien à trouver. Par contre, marcher, accélérer, oui, cela donne un résultat toujours plus consistant. Aller toujours plus vite jusqu’à perdre, dans cette quasi obscurité, le sens de ce qui est intérieur et de ce qui ne l’est pas, ou la notion de ce qui se déplace ou de ce qui est inerte : tout cela, oui, cet abandon de soi à l’image crée l’image, lui donne corps.

Et alors Khara-Bataar vient presque s’écraser contre un jeune homme aux yeux tirés comme un félin très matois. Ce dernier semble s'apprêter à faire une longue sieste, adossé qu'il est à la paroi du tunnel, et barrant le passage de ses jambes. Le presque adolescent est fort affairé à examiner un objet dans sa main et contre toute attente s'adresse au prince sans le regarder. Le ton est celui que l'on prend pour rabrouer un gamin du village.

- Non, non, petit, ce chemin n’est pas pour toi. Une autre fois peut-être. Retourne-t'en, et d'ici quelques lieux tu retrouveras l'endroit que tu cherches.

jeudi 21 juin 2007

K-B / ép. 3 - L'Expérience immortelle

Enclin à concevoir l’inconnu seulement d’après les canons de ce qu’il croit, sa surprise vient pourtant de ce qu’il ne voit pas. Point de temples flottants, nimbés de nuages dont l’écume multicolore s’enroulerait en formant des coquillages. Point de bouddha géant trônant, le dos contre un gigantesque astre incandescent, la main droite en offrande et la gauche en signe de paix et de perfection. Point d’une atmosphère naturellement odoriférante, qu’il s’agisse de la fleur de lotus, ou d’un musc plus entêtant.

Bien entendu, rien de tout cela n’advient.

C’est ce rien toutefois, qui l’emplit de merveille. Rien ne l’occupe, rien ne le distrait. Il est lui. Seul sur le tapis de fleurs bleues de la prairie. Enfin lui. Lui, vraiment. Sans passé, sans futur. Sans nom et sans âge. Comme un souffle ténu glissant sur l’onde. Sans raisons d’être ou peut-être avec toutes, justement. Où que son regard se porte, une infinitude de possibilités. Cette petite chose simple qui fait qu’il est lui, contemple bouche bée la simplicité et la perfection de cet état dans lequel il baigne. Son cœur devient un animal gracile bondissant sans but.

Au loin, l’atmosphère s’assombrit. Il reconnaît ces nuages comme un aspect familier de lui-même. Cette coïncidence entre l’environnement et ses variations intérieures semble harmonieusement souligner un principe fondamental : tout est Un. Et cette contraction anthracite des cieux rappelle le caractère intime de ce Khara-Bataar qui lui répugne désormais. Retrouver cette peau grasse, et peureuse, et haineuse, lui soulève le cœur.

Néanmoins, l’attraction semble incontournable.

Il se demande alors s’il est possible de ne plus réintégrer cette vie et ce corps. Oui, d’agir en lâche, de s’aplatir et de s’humilier ; tout plutôt que de reprendre cette ronde forcée des gestes, des comportements, des convictions et des obligations qu’imposent la figure du souverain despotique.

La question provoque sa réponse. Ou plutôt sa réaction immédiate. De retour dans son corps hébété et la tête pesante, face aux quatre dieux, ses yeux interrogent.

- Changer de vie est précisément ce que nous te proposons. Toutefois, tu n’oublieras rien de ton lourd passée : c’est dans le contraste que la qualité des choses s’apprécient. L’offre que nous te faisons appelle contrepartie : dévouement total, sans retenue et sans hésitation. Que t’en semble –t-il ?

L’homme ne tient pas à réfléchir. Se tromper ? Prendre des risques ? Regretter ? Tout cela lui semble tellement futile, hors de propos. Sa décision est prise, mais avant qu’il ne puisse l’exprimer, une force colossale le jette à terre. Les moments de grâce et de légèreté semblent désormais révolus. C’est heureux qu’il n’ait rien voulu savoir, car l’enfer qui l’attend l’eu dissuadé d’accepter. Il éprouve la sensation d’être dépecé vif. Toutes les cellules de son corps, les unes après les autres, sont comme arrachées sans ménagement, avec une cruauté qu’il n’eut jamais pensé pouvoir connaître.

- Nous touchons ici au secret de la vie, Khara-Bataar : tu éprouves, physiquement, la douleur d’être séparé de tes souvenirs et de ton passé. Peut-être pensais-tu que les pensées n’étaient pas physiques ? Qu’elles n’étaient que de vagues fumerolles dans une boîte crânienne oublieuse ? Non ; ce que tu penses est ce que tu es et ce que tu es n’est qu’à l’image de ce que tu penses. C’est ta première leçon d’homme nouveau. Médite-la.

L’une des divinités qui ne s’était pas encore exprimée jusqu’ici, intervient à son tour.

- Pose ton fardeau. Tes gestes d’hier ont fait de toi ce que tu es, mais tu ne dois pas les laisser définir l'homme que tu seras demain.

Allongé sur le dos, Khara-Bataar met longtemps à reprendre son souffle. Il a les yeux plantés dans le ciel. L’absence de repère lui donne le sentiment de flotter dans une mer de ouate. Une goutte de pluie tombe sur lui. Mécaniquement, il ferme les yeux. Mais ce n’est pas une goutte, c’est une vision qui s’enfonce dans son front.

Elle se déploie en un tableau vivant, à la fois très réaliste et pourtant… impossible. Il est à cheval et s’est retourné sur une étendue dévastée. En arrière plan, la Cité noire, Khara-Khoto, en ruine avec ses cultures alentours, qui fument encore, carbonisées. L’une des extrémités des remparts a été entièrement épargné par l’incendie, et la chaux des deux stupas qui y dardent leurs pointes, claque à l’œil. Non loin, des monticules de quelques mètres de haut. Ce sont des cadavres. Ils sont disposés en en un treillis serrées, comme une œuvre tissée. Entre ces reliefs macabres, deux combattants, un Tangut – de la ville, et un guerrier de l’armée impériale, se sont unis dans la mort, debouts, embrochés par la même lance. A leurs pieds, un oiseau de proie que Khara-Bataar éprouve de la difficulté à identifier, s’affaire à briser la coquille de son oisillon. La scène générale est en suspens, les derniers feux crépitent avec discrétion ; il flotte une vague odeur de charbon de bois et la lumière hésite entre un rougeoiement de fin de journée et un ciel turquoise implacable.

Puis le prince regarde enfin le corps sans vie qu’il protège de sa main, jeté derrière lui sur la croupe du cheval.

Son seul et vrai trésor.

Sa fille.

dimanche 20 mai 2007

K-B / ép. 2 - Propulsé dans un Monde subtil

Les mots qui frappent l’oreille du prince perdent progressivement toute intelligibilité, ondulant en un torrent d’or dont le fil scintillant remonte jusques aux lèvres du dieu.

Le son s’épaissit et se déverse par vagues, tamponnant le thorax du guerrier comme un tambourin aigrelet. Hébété, il peine à lever les yeux vers l’avatar, dont la bouche est à présent grande ouverte, et de laquelle s’écoule la mélopée. Khara-Bataar se perd dans cette goulotte : c’est un siphon qui l’aspire vers de noires abysses…

La voix le tire alors subitement de son aphasie. Il est maintenant plongé dans le bain chaleureux d’une douce après-midi de fin de printemps. Sous ses pieds, une herbe verte. De minuscules fleurs s’étendent en un tapis bleu. Des insectes vrombissent. Du haut de cette colline, il surplombe une vaste prairie dont les limites lui échappent. Le guerrier a un instant l’impression qu’il s’agit véritablement d’une « finis terra » : le bout d’un monde, suspendu au-dessus du vide, peut-être baigné de nuages, ou surplombant une immensité étoilée, comme dans les contes.

Mais de l’endroit où il se tient, il n’a pas le moyen de le vérifier. Devant lui se tiennent quatre des figures de la caverne. Leurs corps et leurs visages, bien que nets et stupéfiants de beauté, semblent se modifier sans cesse. A chaque instant différents, et pourtant toujours eux-mêmes, ils semblent se recréer en permanence.

Ces êtres ont des physionomies tantôt tendres et délicates, aux gestes toujours parfaits parce qu’économes et accomplissant leur tâche avec exactitude. Tandis qu’à d’autres moments un volcan intérieur furieux et puissant confère à leur plastique une autorité stupéfiante. Leur peau fine et nervurée, halée d’or ou d’orange profond, palpite de la discrète marque de la vie. Leur corps glorieux porte la nudité comme un bijou. En les contemplant, le guerrier a la vague prescience que c’est là la raison de sa présence : ces corps. Rayonnants.

- Tu es entré de plein pied dans l’un de ces endroits de l’Univers où le Divin peut habiter un corps et pleinement exprimer sa puissance. Dans ton monde, la matière est trop obscure pour recevoir un tel feu. Son ignorance, son inconscience la rendent trop lourde, trop friable et cassante.

Le prince écoute, sans saisir la portée de ce qu’on lui révèle.

- Toutefois, pour des raisons hors du commun, les artisans du Seigneur peuvent accomplir des prouesses que l’homme ne comprend pas. L’une des lois d’airain du cosmos est de ne pas intervenir dans le libre arbitre des créatures. Mais rien n’interdit, dans les limites circonscrites, de paver une route plus rapide sous les pieds des individus les plus réceptifs.

L’une des divinités lui coupe alors la parole.

- Epargne-toi des explications qu’il ne comprend pas. Dis-lui simplement l’essentiel.

L’interlocuteur du prince reprend.

- Ces paroles feront leur chemin jusqu’à la compréhension, le temps venu. N’est-ce pas, Khara-Bataar ? Ecoute, à présent. Nous allons modifier la substance de ton être. Nous allons lui conférer une sorte de… jeunesse perpétuelle. Désormais, tu ne seras jamais seul. Nous serons en permanence près de toi. Et tu auras besoin que nous te régénérions régulièrement. Ne te fais pas d’illusion. Il s’agit plus d‘un fardeau que d’autre chose. L’immortalité ne vaut que si l’on en est soi-même la cause.

Le guerrier, malgré la stupéfaction de se retrouver en un endroit qui enivre sévèrement ceux qui n’y sont pas accoutumés, reste circonspect. En partie parce que cette offre - mais est-ce une offre ; lui donne-t-on le choix ? - paraît trop éblouissante pour être vraie, et en partie parce qu’il existe forcément un prix -probablement exorbitant, à payer. Le dieu, devançant les pensées de Khara-Bataar, poursuit son explication.

- Tu conserveras ta jeunesse. Avec le temps ton savoir ira croissant. Et tes biens s’accumuleront.

Subitement, une peur panique le saisit. Ceux qu’il assimilait jusqu’ici à des divinités bienveillantes, travaillant au bien des Hommes et de la Nature, pourraient très bien s’avérer des puissances maléfiques. Oui, après tout, il avait tellement œuvré pour lui-même, en toute violence, sans respect pour rien ni personne qu’il ne pouvait s’agir que de l’heure où il devait régler ses comptes avec les gardiens de l’Autre Monde. « On » lui tend un piège, « on » souhaite savoir si sa cause est perdue, ou s’il reste une trace de lumière en lui.

Khara-Bataar se laisse tomber à genoux. Il sait qu’il n’y a plus rien. Beauté, grâce, innocence, bonté : voilà des douceurs qu’il n’a plus ressenties depuis longtemps, et qui ne se représenteront probablement jamais plus. Le regard perdu dans le vague, il lui semble se vider lentement de tout. De la soif de se battre et de triompher, de confisquer et d’accaparer, de réduire toute entreprise à un acte de violence, de briser plutôt que de cultiver. Le sens se délite et sa personnalité avec. Alentour, la brise anime doucement la végétation.

- Tu dois désormais laisser cette vieille peau, prince, car elle est morte. Tu dois vivre, vivre pour nous servir, vivre pour exister autrement, pour apprendre le monde autrement. Le choix que nous te donnons – et il ne saurait être autrement qu’un choix entièrement libre, est tout à fait exceptionnel. Ce n’est pas seulement une chance de devenir un autre homme, mais c’est aussi une curiosité remarquable. Si tu acceptes cette nouvelle vie, tu accèderas aux « coulisses » du Monde. Tu apprendras plus vite qu’aucun autre et ce que tu apprendras, tu auras le temps de l’appliquer.

La divinité qui, quelques instant plus tôt, avait interrompu la conversation, fait quelque pas en avant. Le prince de Khara-Khoto lève lentement les yeux sur lui. Comme les autres, sa taille est imposante, mais son visage est peint des couleurs vives d’un arc-en-ciel. Il porte une longue plume blanche dans les cheveux.

- Tu ne pourras te prononcer qu’en connaissance de cause…
Et il place son index au milieu du front de l’homme. Khara-Bataar écarquille alors les yeux. Et ses pupilles semblent se dilater sans fin.

vendredi 11 mai 2007

K-B / ép. 1 - La Caverne aux démons

Khara-Khoto, au nord de la Chine. 1372.
La caverne, gigantesque, se déploie progressivement devant le regard, telle une cathédrale dont les flèches ne cesseraient de s’élever. Une basilique de noir basalte, en creux. Sa structure en orgue, à l’instar de la Chaussée des géants, à la pointe du pays d'Eire, éveille instantanément le sentiment poignant qu’il pourrait s’agir d’une œuvre humaine.

Au cœur et à la base de cet écrin de pierre, comme placé devant un autel, se tient l’homme. Il est plus grand que ses contemporains, solide, dur au mal. Il a un collier de barbe et une longue crinière noire tenue par un anneau d’or. Sombre, il regarde ses mains. Son armure noire de cuir bosselé épouse ses épaules et son poitrail. Sa respiration bruyante trahit une douleur.

Autour de lui, juché sur les colonnes polygonales, des figures silencieuses : tout un panthéon de dieux, démons, et autres puissances. Tels des bonzes, ils sont habillés de soies étincelantes et chamarrées ou, plus simplement, d'un drap de coton. Certains sont jeunes, d’autres moins, sans que l’on puisse préciser l’âge. Il y en a debout, mais la plupart sont assis, à balancer les jambes dans le vide parfois. Deux divinités féminines parmi eux. Des natures vigoureuses, généreuses, de ferme volonté tout en même temps que d’inépuisable volupté. Celle qui est accroupie observe intensément le front de l’homme. Un scintillement de sons et une légère coulée d’eau de rose flotte, enveloppant les sens.

- Cette année marque la fin d’une époque, prince. Les armées de l’Empereur s’empareront bientôt de la noire Cité, avant que de la détruire.

L’un des dieux s’était approché de l’homme et penché sur lui, lui prenant le menton, afin de le regarder dans les yeux. Les mots s’étaient alors doucement posés sur le cœur du chef de guerre, provoquant une vive réaction d’émotion. La divinité continua.

- Comme il est singulier de voir qu’il n’y a souvent qu’un voile ténu entre le cœur d’un guerrier et celui d’un enfant... Ton pays abrite l’un des accès au Royaume souterrain. Il ne saurait être question que quelqu’un s’y aventurât. Tu dois commencer ce soir la tâche que nous t’avons assignée.

- Si vite ? Pourquoi une telle hâte ? s’inquiète le prince.

- Tu as beaucoup à faire, répond le sage. Consciencieusement effacer toutes les traces de la grandeur de cette cité. Ne jamais laisser deviner qu’elle est un haut lieu de spiritualité, de connaissance et de richesses. Faire porter les archives sacrées et les objets saints en lieu sûr. Placer tous les individus que nous t’avons indiqués hors d’atteinte des bêtes sanguinaires qui s’apprêtent à déferler dans la vallée.

- Et les autres ?

- Nous en avons déjà parlé, Khara-Baatar. Tous ceux qui ont manifesté un quelconque intérêt pour l’élévation, seront protégés. Les autres ont décidé eux-mêmes de leur sort. Bien entendu, si on te demande de l’aide, et que cela ne met pas le reste de ton ouvrage en péril, il te faudra l’accorder.

La tête baissée comme un pénitent, l’homme met un temps infini avant de bredouiller sa question.

- Pourquoi ?...

Sautant de son promontoire, la déesse qui détaillait intensément l’homme tout à l’heure, exécute à présent une sorte de danse autour de lui. Ses doigts fins viennent effleurer les tempes du prince. Son sourire frémit à ses oreilles.

- Pourquoi "toi", mon beau prince ? Pourquoi t’avoir appelé dans l’antichambre de l’Agharta ? Pourquoi, depuis quelques années, avoir partagé avec toi certains de nos plus dangereux secrets, toi le despote ? Pourquoi avoir choisi un homme qui a tué, pillé, violé, manipulé sans relâche et sans vergogne durant l’essentiel de sa vie ? Voilà la plus intéressante des questions que tu nous aies posé jusqu’ici.

Khara-Baatar, bien loin de répondre à la provocation, se tient coi, les yeux rivés au sol.

- Parce qu’il nous fallait quelqu’un qui ne croit en rien pour pouvoir entendre notre vérité, continue un démon au visage juvénile. Celle qui est impossible à entendre lorsqu’on a la tête ou le cœur obscurcis par trop d'idées, héritées de tous horizons.

- La vérité ne s’occupe ni du Bien ni du Mal, mais seulement de ce qui Est, surenchérit un bouddha aux yeux presque fermés.

- Il nous fallait quelqu’un à même de comprendre ce que nous aurions à lui confier, et capable de « trancher », même lorsque les décisions sont difficiles, poursuit la déesse. Un homme susceptible d'assumer ses responsabilités. Et puis tu es, malgré ton lourd passé, autant qu’un autre capable de te racheter. Mais attention, se racheter c'est choisir la Juste Voie. Celle qui est pérenne.

Puis, après un temps qui lui avait semblé être celui du recueillement, le premier des dieux recommence à parler.

- A présent, écoute Khara-Baatar, car peu nombreux sont ceux qui ont entendu ce que nous allons te dévoiler…

Khara-Bataar / Introduction

Voici un extrait du roman (sans titre) en cours d'écriture, où l'on apprend ceci à propos d'un personnage ambigu, le "Chinois". Cela se passe durant la Belle Époque, avant la Première guerre mondiale :

Le Chinois bénéficie d'une très forte réputation dans le Paris des initiés. Au milieu de la folie spirite, fin de siècle et maçonnique, une rupture artistique et intellectuelle a fait tâche d’huile. Il en incarne la figure de référence, comme le pendant masculin d’une Blavatsky. Mais, le Chinois n’a fondé aucun club, aucune société, et ne prêche pas plus qu’il n’écrit. Il donne des consultations. Il établit donc un rapport direct et intime avec les membres de son cercle, ce qui renforce le poids des ses propos et leur influence au sein de la microsociété des « Sachants ».

Une histoire hallucinante circule, d’ailleurs. On le dit sans âge. Comme le Comte de Saint-Germain. Il traverse les époques et ne vieillit, ni ne meurt. Quand et où est-il né, personne ne le sait. Ce qui est dit en revanche, c’est qu’un privilège lui a été accordé il y a bien longtemps, par les puissances qui gouvernent ce monde : opulence et immortalité. Mais des règles drastiques doivent être observées en retour. De la mesure en toute chose, de la discrétion assurément, et un rôle de médiateur entre la Terre et le Ciel. Un informateur détaché des choses d’ici-bas, un facilitateur de parcours de temps à autre, ou un exécuteur des basses œuvres le cas échéant. Voilà : un homme de main des forces célestes.

A cet égard, on lui attribue le pire comme le meilleur. Peut-être est-il le propre inventeur de sa légende ? Qu’importe. La science qu’on lui prête est unique. Et elle est terriblement efficace.
Khara-Bataar, le feuilleton spécialement conçu pour Internet, et que vous pouvez lire sur ce blog, retrace les origines troubles de ce personnage.