jeudi 21 juin 2007

K-B / ép. 3 - L'Expérience immortelle

Enclin à concevoir l’inconnu seulement d’après les canons de ce qu’il croit, sa surprise vient pourtant de ce qu’il ne voit pas. Point de temples flottants, nimbés de nuages dont l’écume multicolore s’enroulerait en formant des coquillages. Point de bouddha géant trônant, le dos contre un gigantesque astre incandescent, la main droite en offrande et la gauche en signe de paix et de perfection. Point d’une atmosphère naturellement odoriférante, qu’il s’agisse de la fleur de lotus, ou d’un musc plus entêtant.

Bien entendu, rien de tout cela n’advient.

C’est ce rien toutefois, qui l’emplit de merveille. Rien ne l’occupe, rien ne le distrait. Il est lui. Seul sur le tapis de fleurs bleues de la prairie. Enfin lui. Lui, vraiment. Sans passé, sans futur. Sans nom et sans âge. Comme un souffle ténu glissant sur l’onde. Sans raisons d’être ou peut-être avec toutes, justement. Où que son regard se porte, une infinitude de possibilités. Cette petite chose simple qui fait qu’il est lui, contemple bouche bée la simplicité et la perfection de cet état dans lequel il baigne. Son cœur devient un animal gracile bondissant sans but.

Au loin, l’atmosphère s’assombrit. Il reconnaît ces nuages comme un aspect familier de lui-même. Cette coïncidence entre l’environnement et ses variations intérieures semble harmonieusement souligner un principe fondamental : tout est Un. Et cette contraction anthracite des cieux rappelle le caractère intime de ce Khara-Bataar qui lui répugne désormais. Retrouver cette peau grasse, et peureuse, et haineuse, lui soulève le cœur.

Néanmoins, l’attraction semble incontournable.

Il se demande alors s’il est possible de ne plus réintégrer cette vie et ce corps. Oui, d’agir en lâche, de s’aplatir et de s’humilier ; tout plutôt que de reprendre cette ronde forcée des gestes, des comportements, des convictions et des obligations qu’imposent la figure du souverain despotique.

La question provoque sa réponse. Ou plutôt sa réaction immédiate. De retour dans son corps hébété et la tête pesante, face aux quatre dieux, ses yeux interrogent.

- Changer de vie est précisément ce que nous te proposons. Toutefois, tu n’oublieras rien de ton lourd passée : c’est dans le contraste que la qualité des choses s’apprécient. L’offre que nous te faisons appelle contrepartie : dévouement total, sans retenue et sans hésitation. Que t’en semble –t-il ?

L’homme ne tient pas à réfléchir. Se tromper ? Prendre des risques ? Regretter ? Tout cela lui semble tellement futile, hors de propos. Sa décision est prise, mais avant qu’il ne puisse l’exprimer, une force colossale le jette à terre. Les moments de grâce et de légèreté semblent désormais révolus. C’est heureux qu’il n’ait rien voulu savoir, car l’enfer qui l’attend l’eu dissuadé d’accepter. Il éprouve la sensation d’être dépecé vif. Toutes les cellules de son corps, les unes après les autres, sont comme arrachées sans ménagement, avec une cruauté qu’il n’eut jamais pensé pouvoir connaître.

- Nous touchons ici au secret de la vie, Khara-Bataar : tu éprouves, physiquement, la douleur d’être séparé de tes souvenirs et de ton passé. Peut-être pensais-tu que les pensées n’étaient pas physiques ? Qu’elles n’étaient que de vagues fumerolles dans une boîte crânienne oublieuse ? Non ; ce que tu penses est ce que tu es et ce que tu es n’est qu’à l’image de ce que tu penses. C’est ta première leçon d’homme nouveau. Médite-la.

L’une des divinités qui ne s’était pas encore exprimée jusqu’ici, intervient à son tour.

- Pose ton fardeau. Tes gestes d’hier ont fait de toi ce que tu es, mais tu ne dois pas les laisser définir l'homme que tu seras demain.

Allongé sur le dos, Khara-Bataar met longtemps à reprendre son souffle. Il a les yeux plantés dans le ciel. L’absence de repère lui donne le sentiment de flotter dans une mer de ouate. Une goutte de pluie tombe sur lui. Mécaniquement, il ferme les yeux. Mais ce n’est pas une goutte, c’est une vision qui s’enfonce dans son front.

Elle se déploie en un tableau vivant, à la fois très réaliste et pourtant… impossible. Il est à cheval et s’est retourné sur une étendue dévastée. En arrière plan, la Cité noire, Khara-Khoto, en ruine avec ses cultures alentours, qui fument encore, carbonisées. L’une des extrémités des remparts a été entièrement épargné par l’incendie, et la chaux des deux stupas qui y dardent leurs pointes, claque à l’œil. Non loin, des monticules de quelques mètres de haut. Ce sont des cadavres. Ils sont disposés en en un treillis serrées, comme une œuvre tissée. Entre ces reliefs macabres, deux combattants, un Tangut – de la ville, et un guerrier de l’armée impériale, se sont unis dans la mort, debouts, embrochés par la même lance. A leurs pieds, un oiseau de proie que Khara-Bataar éprouve de la difficulté à identifier, s’affaire à briser la coquille de son oisillon. La scène générale est en suspens, les derniers feux crépitent avec discrétion ; il flotte une vague odeur de charbon de bois et la lumière hésite entre un rougeoiement de fin de journée et un ciel turquoise implacable.

Puis le prince regarde enfin le corps sans vie qu’il protège de sa main, jeté derrière lui sur la croupe du cheval.

Son seul et vrai trésor.

Sa fille.

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