lundi 2 juillet 2007

K-B / ép. 4 - Premiers morcellements de la Réalité

Khara-Bataar sursaute. Il est face contre sol, le visage brouillé de poussière. Ses dents en crissent : de combien de songes va-t-il s’ébrouer ? De combien d’hallucinations être tiré ?

Et pour l’heure, s’agit-il d’un rêve ou de la réalité ? Et de quelle réalité ?

Quelque chose lui pèse énormément, une chose dont il doit se souvenir absolument, mais qui reste très en retrait, dans un refus de se révéler. Une chose triste à mourir alors même que peu de choses comptent pour lui. Mais cela s’effiloche à grande vitesse.

Il se relève, courbatu, écorché. Il reconnaît la grande caverne basaltique. Une lueur dont il ignore la provenance baigne les abords immédiats d’un halo violacé, le reste disparaissant abruptement dans l’obscurité. Un regard circulaire lui permet d’imaginer une forme générale en amphithéâtre, les colonnes s’apparentant à des gradins.

Une sorte de frisson d’air lui remonte le long de l’échine, et l’engage au mouvement. Il n’est pas seul ici, mais ses yeux ne voient rien. L’atmosphère est pétrie par une vibration fortifiante. Il croit être caressé, ou appelé, ou entraîné. Soudain ses pieds se mettent en marche, et son bassin, et son buste. Il est tout entier animé par un courant volontaire et léger. Indomptable et cristallin.

Jusqu’ici tout, pour lui, se passait dans la nuque. Cette nuque butée du taureau prêt à en découdre sans rien entendre. Tout s’achetait par le sang. La victoire. Le respect. L’or. Les femmes. Les villes. Les trônes. Une longue meurtrissure de soi et des autres, pour continuer. Pour assurer la survivance de son personnage cruel.

Maintenant, c’est tout différent. Il ne sait pas vers quoi il court, ni pourquoi. Mais il y court avec la plus grande des déterminations. Désormais plus rien n’est important que de suivre cet ouragan d’aisance qui le possède. Et plus rien ne peut s’y opposer.

Il lui semble entendre des petits cris, à moins qu’il ne s’agisse de rires d’enfants. Pourquoi y aurait-il des enfants ici ? Tout à l’heure, l’histoire d’une seconde, entre deux moments de transe, il se souvient de s’être demandé si cette immortalité dont parlaient les dieux était une figure de rhétorique ou bien un symbole.

Et l’immortalité qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? L’immortalité de quoi ? De l’esprit ? De l’âme ? Du corps ? Un corps qui désormais sera à jamais le même ? Vais-je revenir à mon âge le plus glorieux ? Ou vieillir, puis demeurer ainsi dans un corps de vieillard, pour l’éternité ? L’immortalité a-t-elle un goût ? Procure-t-elle une sensation ? Provoque-t-elle une euphorie ? Confère-t-elle une sagesse ad hoc ? Qu’est-ce qui change ? A quoi a-t-on droit ?

Les questions suppurent alors qu’il s’est engagé dans une galerie, laissant la grotte retourner à son état sans spectateur : un vide béant, sans lumière, sans forme, suspendu, en attente, en latence.

Le prince n’a besoin d’aucune flamme, ni de carte pour courir les boyaux. La distance file à bonne allure. Le paysage oblong et noir n’est pas si monotone. Le bruit des pas se fracasse, trémule, roule, caracole, hérisse, s’éboule. Les murs, de suies deviennent d’un blanc crayeux, certains embranchements étant éclairés par d’étranges globes luminescents. Les parois se dédoublent, se resserrent, s’effilent, se croisent. Il sent une odeur d’humus recouvrir l’intérieur de ses narines.

Le voyage alterne tantôt entre le plein rocailleux et le vide lisse. Plus loin, c’est une poussière stagnante qui se signale. Comme une main inamicale qui vous caresse le dos depuis longtemps ensué. Il débouche soudainement sur un ensemble de salles en enfilade. Il ralentit ses pas et ses yeux suivent un itinéraire compliqué parmi les signes savamment disposés sur les parois.

Il y a là aussi d’importantes fresques figurant des hommes et des femmes d’un royaume qui lui est tout à fait étranger, ainsi que des êtres dont la forme défie l’entendement. En caressant cet ouvrage fin, délicieux et sobre, il pleure de n’avoir pas la science et la sagesse d’en comprendre les secrets.

Ses doigts, en suivant les courbes et les ruptures, redeviennent ceux d’un enfant simplement ravi, et dont la rafraîchissante candeur suffit presque à livrer les énigmes d’une science ardue.

Il est interrompu par une volée inopinée de curieux animaux qui s’enfuient vers un couloir plus clair que les autres. Il reprend alors son chemin d’un pas un peu plus pressé. Pendant de longues minutes, il ne cesse de traquer des petits rires moqueurs qui lui échappent en permanence. Ce dédale lui fait dangereusement perdre l’intuition de son itinéraire pour regagner la surface. Puis, justement, l’image de cette surface semble passer fugitivement devant ses yeux. Il refait lentement un mouvement de tête inverse.

Mais l’image ne se représente pas. Il poursuit sa marche. Et il aperçoit de nouveau cette végétation et cette lumière l’espace d’un clignement. Il s’immobilise. Cherche du regard avec application. Rien. Se remet en mouvement. Image. Alors il constate, phénomène étrange, que c’est son mouvement qui produit l’image. Immobile, il aurait beau chercher, il n’y aurait rien à voir, ni rien à trouver. Par contre, marcher, accélérer, oui, cela donne un résultat toujours plus consistant. Aller toujours plus vite jusqu’à perdre, dans cette quasi obscurité, le sens de ce qui est intérieur et de ce qui ne l’est pas, ou la notion de ce qui se déplace ou de ce qui est inerte : tout cela, oui, cet abandon de soi à l’image crée l’image, lui donne corps.

Et alors Khara-Bataar vient presque s’écraser contre un jeune homme aux yeux tirés comme un félin très matois. Ce dernier semble s'apprêter à faire une longue sieste, adossé qu'il est à la paroi du tunnel, et barrant le passage de ses jambes. Le presque adolescent est fort affairé à examiner un objet dans sa main et contre toute attente s'adresse au prince sans le regarder. Le ton est celui que l'on prend pour rabrouer un gamin du village.

- Non, non, petit, ce chemin n’est pas pour toi. Une autre fois peut-être. Retourne-t'en, et d'ici quelques lieux tu retrouveras l'endroit que tu cherches.

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