dimanche 20 mai 2007

K-B / ép. 2 - Propulsé dans un Monde subtil

Les mots qui frappent l’oreille du prince perdent progressivement toute intelligibilité, ondulant en un torrent d’or dont le fil scintillant remonte jusques aux lèvres du dieu.

Le son s’épaissit et se déverse par vagues, tamponnant le thorax du guerrier comme un tambourin aigrelet. Hébété, il peine à lever les yeux vers l’avatar, dont la bouche est à présent grande ouverte, et de laquelle s’écoule la mélopée. Khara-Bataar se perd dans cette goulotte : c’est un siphon qui l’aspire vers de noires abysses…

La voix le tire alors subitement de son aphasie. Il est maintenant plongé dans le bain chaleureux d’une douce après-midi de fin de printemps. Sous ses pieds, une herbe verte. De minuscules fleurs s’étendent en un tapis bleu. Des insectes vrombissent. Du haut de cette colline, il surplombe une vaste prairie dont les limites lui échappent. Le guerrier a un instant l’impression qu’il s’agit véritablement d’une « finis terra » : le bout d’un monde, suspendu au-dessus du vide, peut-être baigné de nuages, ou surplombant une immensité étoilée, comme dans les contes.

Mais de l’endroit où il se tient, il n’a pas le moyen de le vérifier. Devant lui se tiennent quatre des figures de la caverne. Leurs corps et leurs visages, bien que nets et stupéfiants de beauté, semblent se modifier sans cesse. A chaque instant différents, et pourtant toujours eux-mêmes, ils semblent se recréer en permanence.

Ces êtres ont des physionomies tantôt tendres et délicates, aux gestes toujours parfaits parce qu’économes et accomplissant leur tâche avec exactitude. Tandis qu’à d’autres moments un volcan intérieur furieux et puissant confère à leur plastique une autorité stupéfiante. Leur peau fine et nervurée, halée d’or ou d’orange profond, palpite de la discrète marque de la vie. Leur corps glorieux porte la nudité comme un bijou. En les contemplant, le guerrier a la vague prescience que c’est là la raison de sa présence : ces corps. Rayonnants.

- Tu es entré de plein pied dans l’un de ces endroits de l’Univers où le Divin peut habiter un corps et pleinement exprimer sa puissance. Dans ton monde, la matière est trop obscure pour recevoir un tel feu. Son ignorance, son inconscience la rendent trop lourde, trop friable et cassante.

Le prince écoute, sans saisir la portée de ce qu’on lui révèle.

- Toutefois, pour des raisons hors du commun, les artisans du Seigneur peuvent accomplir des prouesses que l’homme ne comprend pas. L’une des lois d’airain du cosmos est de ne pas intervenir dans le libre arbitre des créatures. Mais rien n’interdit, dans les limites circonscrites, de paver une route plus rapide sous les pieds des individus les plus réceptifs.

L’une des divinités lui coupe alors la parole.

- Epargne-toi des explications qu’il ne comprend pas. Dis-lui simplement l’essentiel.

L’interlocuteur du prince reprend.

- Ces paroles feront leur chemin jusqu’à la compréhension, le temps venu. N’est-ce pas, Khara-Bataar ? Ecoute, à présent. Nous allons modifier la substance de ton être. Nous allons lui conférer une sorte de… jeunesse perpétuelle. Désormais, tu ne seras jamais seul. Nous serons en permanence près de toi. Et tu auras besoin que nous te régénérions régulièrement. Ne te fais pas d’illusion. Il s’agit plus d‘un fardeau que d’autre chose. L’immortalité ne vaut que si l’on en est soi-même la cause.

Le guerrier, malgré la stupéfaction de se retrouver en un endroit qui enivre sévèrement ceux qui n’y sont pas accoutumés, reste circonspect. En partie parce que cette offre - mais est-ce une offre ; lui donne-t-on le choix ? - paraît trop éblouissante pour être vraie, et en partie parce qu’il existe forcément un prix -probablement exorbitant, à payer. Le dieu, devançant les pensées de Khara-Bataar, poursuit son explication.

- Tu conserveras ta jeunesse. Avec le temps ton savoir ira croissant. Et tes biens s’accumuleront.

Subitement, une peur panique le saisit. Ceux qu’il assimilait jusqu’ici à des divinités bienveillantes, travaillant au bien des Hommes et de la Nature, pourraient très bien s’avérer des puissances maléfiques. Oui, après tout, il avait tellement œuvré pour lui-même, en toute violence, sans respect pour rien ni personne qu’il ne pouvait s’agir que de l’heure où il devait régler ses comptes avec les gardiens de l’Autre Monde. « On » lui tend un piège, « on » souhaite savoir si sa cause est perdue, ou s’il reste une trace de lumière en lui.

Khara-Bataar se laisse tomber à genoux. Il sait qu’il n’y a plus rien. Beauté, grâce, innocence, bonté : voilà des douceurs qu’il n’a plus ressenties depuis longtemps, et qui ne se représenteront probablement jamais plus. Le regard perdu dans le vague, il lui semble se vider lentement de tout. De la soif de se battre et de triompher, de confisquer et d’accaparer, de réduire toute entreprise à un acte de violence, de briser plutôt que de cultiver. Le sens se délite et sa personnalité avec. Alentour, la brise anime doucement la végétation.

- Tu dois désormais laisser cette vieille peau, prince, car elle est morte. Tu dois vivre, vivre pour nous servir, vivre pour exister autrement, pour apprendre le monde autrement. Le choix que nous te donnons – et il ne saurait être autrement qu’un choix entièrement libre, est tout à fait exceptionnel. Ce n’est pas seulement une chance de devenir un autre homme, mais c’est aussi une curiosité remarquable. Si tu acceptes cette nouvelle vie, tu accèderas aux « coulisses » du Monde. Tu apprendras plus vite qu’aucun autre et ce que tu apprendras, tu auras le temps de l’appliquer.

La divinité qui, quelques instant plus tôt, avait interrompu la conversation, fait quelque pas en avant. Le prince de Khara-Khoto lève lentement les yeux sur lui. Comme les autres, sa taille est imposante, mais son visage est peint des couleurs vives d’un arc-en-ciel. Il porte une longue plume blanche dans les cheveux.

- Tu ne pourras te prononcer qu’en connaissance de cause…
Et il place son index au milieu du front de l’homme. Khara-Bataar écarquille alors les yeux. Et ses pupilles semblent se dilater sans fin.